1916 : Noe + Ôsugi
Eros + massacre dure presque trois heures et trente minutes. Comme Les Sept samouraïs d’Akira Kurosawa, mais rien ne rapproche les deux films. Il faut tenir le coup chez Yoshida, s’armer de patience pour comprendre de quoi ça parle et lire, lire tous les sous-titres dialogues sans lesquels rien n’est compréhensible. Ce qui frappe dès l’ouverture, c’est que les images semblent désaccordées avec ce que disent les personnages. Pendant le film, je me demandais si on pouvait comprendre la moindre chose d’Eros + massacre sans les sous-titres. Une vieille théorie critique disait que c’était possible et vraisemblable chez les grands cinéastes, mais chez Yoshida, je crois qu’on est passé dans une autre expérience, proche de l’expérimental.
Deux époques s’entrechoquent. 1916, le Japon impérial. Ôsugi (Toshiyuki Hosokawa) discute sous les cerisiers en fleurs avec sa maîtresse Noe (Mariko Okada). Cette dernière se pose des questions sur leur relation car Ôsugi est marié à Yasuko (Masako Yagi) et a une autre maîtresse Itsuko (Yūko Kusunoki). Noe, quant à elle, est marié à Tsuji (Etsushi Takahashi) et est mère de deux enfants. Elle discutera longtemps de sa liaison avec Ôsugi avec son époux parce qu’ils ne se cachent pas ces choses. On peut appeler ça l’amour libre, comme il est dit dans le film, mais pour Ôsugi et Noe, c’est un moyen de rejeter la société traditionnelle confucianiste, un moyen de refuser les règles de la culture impériale japonaise. En un moment, un anarchiste de l’amour.
Il va sans dire qu’il est mal jugé par ses contemporains, par sa femme, qu’il est espionné par la police. Il en mourra. Sa mort est mise en scène de nombreuses fois. Comme une répétition tragique (la première fois, il est tué par ses comparses anarchistes qui estiment qu’il trahi la cause politique en se vautrant dans ses liaisons) puis grotesque (sa maîtresse l’égorgera par surprise et une autre fois en lui demandant provoquant une chorégraphie entre eux deux proche du burlesque). Finalement, puisque Ôsugi a existé, Yoshida montre son corps abandonné dans une carrière d’usine, entouré de son neveu et de Noe. Ôsugi est une légende et le cinéaste brouille les cartes, recrée une histoire de toutes pièces, invente la mythologie de cette mort.
C’est autour de cette légende que tourne Eiko (Kazuko Ineno), une jeune femme qui couche avec un réalisateur de publicité obsédé sexuel qui passe son temps, lors des tournages, à humilier les mannequins. Eiko aimerait plutôt coucher avec Wada (Daijiro Harada), une sorte de dandy qui déclame à longueur de temps des phrases péremptoires et absconses et qui veut brûler la société. Le jeune étudiant n’a pas envie de coucher avec Eiko et ne quittera jamais son sous-pull et ses lunettes de tout le film (sauf quand il faudra bien y aller). Ça parle politique, ça parle de relations sexuelles et ça parle d’amour. Eiko, comme Noe, a plusieurs hommes dans sa vie et la confrontation entre les deux époques, 1916 et 1969, montrent que la société n’a pas tant évolué que cela. Finalement, les deux femmes ne font qu’une, c’est une idée de femme moderne. Elles se rencontrent d’ailleurs quand bien même Noe est morte en 1923, Yoshida s’offrant une licence poétique où Eiko interviewe Noe.
1916 + 1969 : Noe + Eiko
Eros + massacre est un film politique, non pas comme un brûlot ou un pamphlet comme le ferait Wakamatsu. Pas ici de slogans sociaux ou de revendications facilement assimilables. Le film serait plutôt un mélange entre le Bergman du Rite et le Godard du Gai savoir. Il faut décrypter, replier et sous-entendre le discours politique autour de la liberté individuelle. Le film de ce point de vue est très marqué par son époque de la même manière qu’est daté le cinéma de Godard de cette époque. Aucuns des deux cinéastes n’arrive à dire directement ce qu’ils expriment. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué. En revanche, ce qui demeure sublime est la beauté et la variété des plans. L’alternance entre les gros plans sur les visages des acteurs et actrices et les plans larges sur les paysages où ils se perdent, dans une photographie la plupart du temps surexposée, crée un effet d’étonnement et de perte de repères constants.
Eros + massacre (エロス+虐殺, Japon, 1969) Un film de Yoshishige Yoshida avec Mariko Okada, Toshiyuki Hosokawa, Yūko Kusunoki, Kazuko Ineno, Etsushi Takahashi, Daijiro Harada, Taeko Shinbashi, Ejko Sokutai, Masako Yagi.
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