samedi 2 février 2013

Beauté de la beauté


Pour ceux qui se demandaient ce qu’avait pu faire Yoshishige Yoshida entre Coup d’état (1973) et Promesse (1986), l’une des réponses est dans le coffret Beauté de la beauté édité en ce mois de février par Carlotta. Le cinéaste japonais a tourné, entre 1974 et 1977, pour une chaine privée de la télévision japonaise 94 documentaires (diffusion hebdomadaire) de 24 minutes chacun sur l’art, peintres européens, asiatiques mais aussi mouvements esthétiques. Le coffret comprend 20 chapitres sur 8 peintres européens pour une durée globale de près de 8 heures. Ces films furent présentés au Centre Pompidou au printemps 2008. C’est à cette même période que j’ai commencé à écrire sur ses films, chronologiquement.

Le parcours du coffret est d’abord chronologique. De Bosch au 15ème siècle à Van Gogh à l’aube du 20ème siècle. C’est aussi un voyage dans l’Europe, des Flandres (Bosch et Bruegel) à la France (Delacroix, Manet, Cézanne et Van Gogh) en passant par l’Italie (Caravage) et l’Espagne (Goya). Ce voyage, Yoshida l’a fait seul avec une équipe très réduite (un caméraman et un preneur de son comme le précise Mathieu Chapel dans son introduction au coffret). Chaque chapitre commence de la même manière avec des travellings sur la ville où se trouvait alors le peintre dont il fait le portrait. Puis, il se rend dans les musées où se trouvent les toiles qu’il va commenter lui-même. Sa voix off est omniprésente. Chaque film se termine aussi sur des plans de la ville au son des cloches des églises.

Avant de décrypter les tableaux et d’en faire l’explication, Yoshida le regarde en silence. De dos, il passe devant chaque peinture (ou presque) se mettant ainsi à la place du téléspectateur de l’époque. Le format est carré (probablement celui du 16mm utilisé alors à la télévision), l’image est un peu terne. Puis, la caméra caresse les tableaux, s’attarde sur les détails avec de lents mouvements d’appareil, s’arrête sur des personnages, cadre à nouveau l’œuvre dans sa totalité. Parfois quelques sons reconstituent l’ambiance du tableau (une scène de corrida chez Goya avec ses clameurs, une scène de meurtre chez Caravage avec ses cris), plus souvent la musique de Toshi Ichiyanagi sert de support au récit de la vie du peintre. La musique, tout à fait remarquable, se fait l’écho du pays et de l’époque évoquée.

Faire le portrait de ces huit peintres choisis dans le coffret consiste pour Yoshida à évoquer leur contexte politique et religieux. Pour Bosch et Bruegel, c’est la lutte contre l’hérésie protestante et le début de la Réforme. Pour le Caravage et Goya, c’est l’ultra catholicisme du Vatican et de l’inquisition dans la très catholique Espagne. Peintres de la religion (les triptyques de Bosch, les portraits de Saint Jérôme du Caravage), peintre d’Etat (les portraits officiels des souverains de Goya), ils sont des peintres officiels des monarchies mais également des rebelles la société (Caravage est présenté comme un criminel, Goya et Bruegel peindront le peuple, Bosch imagine un monde peuplé de monstres). Leur pouvoir est de peindre l’horreur du monde grâce au soutien de ceux qui créent ces horreurs.

En filmant les vies de ces artistes, Yoshida parle aussi de lui. Ainsi quand il évoque Delacroix, il compare le classicisme de David (vieille méthode) et le romantisme de Delacroix (nouvelle vision), on ne peut s’empêcher de penser qu’il parle de lui et de son apport à la Nouvelle vague japonaise en provoquant une rupture avec le cinéma classique. Citant souvent Baudelaire, il se reconnait dans la critique de la bourgeoisie que peignit Manet. Tout comme Cézanne, Yoshida a longtemps été incompris par le public dans une posture avant-gardiste. Parcourant la vie de Van Gogh (le plus long portrait du coffret), on comprend que l’hypocrisie des moralisateurs est la même que celle que l’on retrouve dans ses films.

Ce qui frappe le plus est l’érudition totale de Yoshida. Il informe sur la vie privée des peintres, sur leurs démêlés avec leurs commendataires, sur leur influence comme sur leur particularisme, sur leur ascension comme sur leur déchéance. Mais ce qui est magnifique dans Beauté de la beauté, en dehors de la passion que le cinéaste met dans ces épisodes, est que le récit de leur vie est vivant, subtilement scénarisé pour offrir au spectateur du suspense (Caravage va-t-il échapper à la justice du Vatican en s’exilant à Malte ? Goya va-t-il se faire emprisonné pour avoir peint la Maja nue ? ). Les récits de leur vie et leur œuvre agissent comme autant de scénarios filmés pour de futures biopics de ces artistes. Passionnant et instructif.

Beauté de la beauté (美の美, Japon, 1974-1977) Une série documentaire télévisée de Yoshishige Yoshida. Episodes : Bosch, le peintre du fantastique ; Bruegel : quand le peintre est témoin de la ruine de son pays ; Les crimes du peintre Caravage ; Goya, le magicien de l’Espagne ; Delacroix ou le paradoxe du romantisme ; Le scandale sacré : le peintre Manet ; Cézanne, le regarde d’un solitaire ; Van Gogh, le prédicateur.

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