jeudi 3 avril 2014

Les Chiens errants


Regarder Les Chiens errants s’apparente à un marathon ou au moins à une course d’endurance de 138 minutes. Pour se préparer au film, il vaut mieux avoir vu ses films précédents, ses chefs d’œuvre (La Rivière ou The Hole) comme ses navets (Goodbye Dragon Inn ou Visage) et se dire que tout va être lent, que les plans séquences vont durer et, dès l’ouverture du film où deux enfants dorment sous une couette tandis qu’une femme se coiffe les cheveux, on est lancé dans un terrain connu, tout du moins sous la forme la plus visible du cinéma de Tsai Ming-liang.

On retrouve vite Lee Kang-sheng, l’acteur fétiche de Tsai Ming-liang qui tient une pancarte sous une pluie battante. Il porte un pauvre et fin k-way pour se protéger. La pancarte indique l’adresse d’un hôtel. C’est son boulot, être homme sandwich. Plus loin dans la rue, d’autres hommes font le même job. Et comme si la pluie ne suffisait pas, les voitures et les scooters passent avec grand bruit devant son nez. Le corps de l’acteur, que l’on connait sous toutes ses coutures depuis Les Rebelles du Dieu Néon en 1992, a considérablement vieilli, grossi, terni.

Mais pour la première fois, Lee Kang-sheng tient le rôle d’un père (il n’a jusqu’ici été qu’un fils, souvent libidineux). Les deux enfants vus en ouverture du film sont ses enfants. Une petite fille qui passe ses journées à errer au supermarché et un jeune adolescent qui porte constamment un sac à dos et conserve le maigre salaire de son père. Dans un des rares plans ensoleillés et mobiles, un panoramique suit la famille sur une plage où les enfants rient et le père fume une cigarette.

On aura assez vite compris que cette famille vit dans le plus grand dénuement. Le cinéaste filme, avec un certain voyeurisme, les scènes les plus quotidiennes du père et des deux enfants. Comment se laver dans des toilettes publiques, comment manger un plateau repas au bord d’une route, comment se changer pour aller dormir. Tout est fait sous nos yeux, en plan séquence, sans que cette fois la part de mystère et d’humour qui pouvaient surgir du hors champ pour surprendre le spectateur et relancer le maigre récit. Ici, rien de tout cela ne vient interroger notre regard.

Certes, une femme travaillant dans le supermarché hanté par la petite fille rentre petit à petit dans le film, apportant une portion d’étrangeté. Elle se promène la nuit, sa lampe torche à la main et part nourrir des chiens errants dans une maison en ruine. Plus tard, sous une pluie battante, elle va les emmener loin de cet homme qui les fait vivre dans des taudis, qui leur fait manger de la mauvaise bouffe et qui semble ne pas leur donner beaucoup d’affection. Puis, dans la deuxième heure, c’est le retour de la mère qui vient fêter un anniversaire.

Tsai Ming-liang avait habitué le spectateur a filmé dans des décors délabrés, dans des maisons en travaux et ouvertes aux quatre vents et à l’eau qui dégoulinait des murs et des toits. Dans Les Chiens errants, les ruines sont partout et il ne filme plus que cela dans une sorte de concurrence à la déglingue arty avec Apichtapong Weerasetakul. Les dialogues sont extrêmement limités, uniquement fonctionnels (« mange, va te coucher, lave-toi » suivis à l’image de ces actions). En cela, il se différencie du cinéaste thaïlandais dont les films sont bavards.

Les plans séquence s’éternisent sans raison (douze minutes pour l’avant dernier où le père et la mère regardent droit devant eux sans bouger). Tsai Ming-liang donne la sérieuse impression de ne plus filmer que pour lui, oubliant de créer le moindre embryon de récit comme c’était déjà le cas dans Visage. L’expérimentation de la durée dans Les Chiens errants échoue, surtout dans sa deuxième heure, à créer un mystère tant les plans se succèdent et se ressemblent, malgré des axes de caméra différents. C’est finalement l’absence d’altérité qui nuit à la réussite du film. Tsai Ming-liang ne parle plus au spectateur mais à lui-même.

Les Chiens errants (郊遊, Taïwan – France, 2013) Un film de Tsai Ming-liang avec Lee Kang-sheng, Lu Yi-ching, Chen Shiang-chyi, Chen Chao-rong.

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